Un petit air de muguet

Le muguet, jouissant d’une popularité solidement ancrée en France, n’a cependant que rarement été utilisé pour son parfum. N’est-ce pas étrange dans la mesure où comme nous l’avons lu, son nom est directement lié à la suavité de son odeur ? Pas vraiment si l’on considère son potentiel létal car le muguet peut tuer. Ces clochettes innocentes que l’on s’offre gaiement renferment trois toxines, la convallatoxine, la convallarine et la convallamarine, lesquelles selon leur dosage peuvent exciter le cœur ou le faire s’arrêter.

Ce fait était bien connu des Anciens qui prescrivaient depuis l’Antiquité de boire du vin de muguet pour « conforter le cœur » ou faire « tôt enfanter » néanmoins, la fleur traversera le Moyen Âge sans qu’on en utilise le parfum – on lui préfère fragrances plus lourdes, des poudres de chypre sur base de labdanum, des pomanders de musc et de civette ou des aromates tels que le romarin, le thym ou la rue pour se prémunir des miasmes pestilentiels.

Le XVIIIᵉ siècle marque un retour en grâce du muguet, dans la pharmacopée d’une part puisque à cette époque paraissent de plus en plus de traductions en français de traités médicaux antiques ; et dans la parfumerie d’autre part puisque depuis la création de l’Eau de la Reine de Hongrie, les parfums se découvrent plus légers et floraux mais à mesure que l’on apprend à distiller l’essence des fleurs, l’on se rend compte d’une réalité insurmontable : le muguet est « muet ».

Une fleur muette est, dans le jargon de la parfumerie, une fleur dont l’essence perd son odeur une fois distillée, ce qui est notamment le cas du muguet. Pour pallier cette incapacité, les parfumeurs ont d’abord recours à la technique de l’enfleurage consistant à déposer des fleurs sur une couche de graisse afin qu’elle en soit saturée du parfum. Néanmoins, cette méthode nécessitant beaucoup de temps, de matière et de main d’œuvre, les pommades au muguet peinent à s’imposer dans les échoppes de parfumeurs qui préfèrent déjà redoubler de créativité et créer des accords de muguet sans muguet qui connaissent aussitôt un franc-succès.

Le XIXᵉ siècle sera un tournant décisif dans l’histoire du muguet. De plus en plus de parfumeries ouvrent à Londres et à Paris, les bourgeois se parfument de plus en plus, les reconstitutions de muguet répandent leur sillage mais se heurtent vite au puritanisme de mœurs voulant qu’une « femme bien élevée ne porte sur elle aucun parfum ». Son succès s’observe donc moins dans la parfumerie fine que dans la parfumerie fonctionnelle – on en parfume plus volontiers son linge ou son mouchoir que son décolleté.

En 1836, grâce aux progrès permis par le développement de la chimie organique, l’on se penche sur les molécules qui composent le muguet mais en vain, les clochettes refusent toujours de livrer leur secret. Elles ouvrent cependant une course à la synthèse, d’autant plus pressante que la rumeur enfle qui veut que l’on meure asphyxié du parfum de la fleur, ne favorisant pas son essor en parfumerie.

Dès 1861, Louis Claye conseille à ses lectrices d’éviter de « parer (leurs) boudoirs de muguet », deux ans plus tard la presse relaie l’histoire d’une jeune fille ayant succombé aux vapeurs toxiques d’un bouquet qu’on a placé dans sa chambre et dix ans plus tard, la rumeur est si solidement ancrée dans les esprits que Zola se sert du muguet pour faire mourir Albine, l’héroïne d’un de ses romans.

En 1889, la synthèse du terpinéol, ce mélange d’isomères présent à l’état naturel dans les pins ou la lavande et à l’odeur caractéristique de muguet, permet de relancer la mode. En 1905, un laboratoire allemand crée l’hydroxycitronellal à partir de la citronnelle. Cette molécule-phare des accords de muguet, rendue célèbre par Diorissimo en 1956, fait ses débuts en 1912 avec Quelques Fleurs, qui n’en contenant pas moins de 2%. La tendance grandissant en même temps que se perfectionnent les chimistes, une pléthore de nouvelles molécules visant à reproduire l’insaisissable odeur du muguet vont apparaître au fil du siècle : l’aldéhyde cyclamen en 1912, puis le Lilial en 1956 dont on tirera le Bourgeonal, le Lyral en 1958, le Dupical et enfin le Florhydral en 1988.

Ces six ingrédients entreront dans la composition d’une lignée de parfums allant de Quelques Fleurs d’Houbigant au White Musk de Body Shop, en passant par les muguets de Coty, de Chéramy, par Anaïs Anaïs, Je Reviens, l’Air du Temps, Rive Gauche ou encore Charlie mais étant jugés trop allergisants voire potentiellement cancérogènes dans le cas du Lilial, ils seront bientôt bannis d’utilisation au profit de nouvelles molécules, telles que le LilyBelle de chez Symrise, ou le Mahonial et le Nympheal de Givaudan.

Il n’est aucune méthode à ce jour qui ait permis de percer le mystère de cette fragrance entêtante, si caractéristique des premiers soleils de printemps, aucune qui rende évidente la magie du muguet et quoique nous ayons désormais une ribambelle de molécules et d’assemblages pour reconstituer notre muguet, aucun n’est plus efficace à cet ouvrage que le nez d’un parfumeur et sa créativité.

Chez Histoires de Parfums, nous avons décidé de le travailler tout en transparence dans Ceci n'est pas un flacon bleu 1/. 2 auquel l’hydroxycitronellal et l’aldéhyde cyclamen confèrent un départ floral, ozonique et aérien, leur verdeur accolée à celle d’un accord de feuille de Lierre saupoudré d’aldéhydes fusants et lactés pour une composition empruntant au passé quoique résolument moderne, où le terpinéol diffuse encore, quelques 140 ans après sa découverte, sa lumière poudreuse en tons de crème, de mauve et blanc…

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